Arturo Pérez-Reverte,
Le Cimetière des
bateaux sans nom
Reproductions du Secret de la Licorne et du Trésor de Rackham le Rouge
© Hergé/Moulinsart 2009 |
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LE SECRET DE LA LICORNE • LE TRESOR DE RACKAM LE ROUGE • LE MERIDIEN PERDU
Dans Le Cimetière des bateaux sans nom, Arturo Pérez-Reverte raconte l’histoire de Tanger, une conservatrice du Musée de la Marine de Madrid et d’un marin de la marine marchande, Coy, à la recherche d’un gallion jésuite coulé par un corsaire algérois aux larges des côtes espagnoles.
- C’est vrai ; il n’y en a plus [de trésors]. Du moins s’agissant de lingots, de doublons ou autres pièces d’or. Mais le charme persiste… Je vais te montrer quelque chose.
Elle semblait changée, rajeunie, lorsqu’elle se leva pour se diriger vers les livres de l’étagère : peut-être parce qu’il y avait, dans ce mouvement, quelque chose de décidé, de volontaire, qui faisait flotter les pans de sa chemise militaire ouverte, ou parce que ses yeux étaient plus bleu marine que jamais et qu’ils semblaient sourire quand elle revint à la table avec deux albums de Tintin dans les mains : Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge.
- L’autre jour, tu m’as dit que tu n’étais pas tintinophile, non ?
(…)
Alors Tanger, qui tenait les deux albums contre sa poitrine, se mit à rire, et du coup, on aurait dit une autre femme. Elle rit franchement, joyeusement, puis elle dit : Mille millions de tonnerre de Brest ! Elle dit cela en grossissant sa voix comme l’aurait fait un pirate borgne à jambe de bois avec un perroquet sur l’épaule ; et tandis que le soleil qui entrait par la fenêtre dorait davantage encore les mèches asymétriques de sa chevelure, elle s’assit de nouveau près de Coy, ouvrit les Tintin et les feuilleta. Ici, aussi, il y a la mer, dit-elle. Regarde. Ici l’aventure est encore possible. J’ai pu me saoûler mille fois avec le capitaine Haddock – le whisky Loch Lomond, tiens-le toi pour dit, n’a pas de secrets pour moi. J’ai aussi sauté en parachute sur l’île Mystérieuse avec le drapeau vert de la FEEIC dans les bras, j’ai traversé d’innombrables fois la frontière entre la Syldavie et la Bordurie, j’ai juré par les moustaches de Pleksy-Gladz, j’ai navigué sur le Karaboudjan, le Ramona, le Speedol Star, l’Aurora et le Sirius – sûrement plus de bateaux que toi –, j’ai cherché le trésor de Rackham le Rouge, toujours vers l’ouest, et j’ai marché sur la Lune tandis que les Dupont et Dupond, les cheveux teints, faisaient les clowns dans le Cirque d’Hipparque. Et quand je suis seule, Coy, quand je suis très seule, vraiment très seule, alors j’allume une cigarette de ton ami le Héros, je fais l’amour avec Sam Spade et je rêve de faucons maltais tout en convoquant autour de moi, dans la fumée, les vieux amis : Abdallah, Alcazar, Séraphin Lampion, Chester, Zorrino, Szut, Oliveira de Figueira, et sur la minichaîne raisonne l’air des bijoux de Faust dans un vieil enregistrement de Bianca Castafiore.
Elle avait posé, tout en parlant, les deux albums sur la table. C’étaient de vieilles éditions, l’une avait le dos en toile bleue, l’autre en toile verte. La couverture du premier album montrait Tintin, Milou et le Capitaine Haddock portant un chapeau à plume, et un galion naviguant toutes voiles dehors. Sur le second, Tintin et Milou parcouraient le fond de la mer dans un sous-marin en forme de requin.
- C’est le sous-marin du professeur Tournesol… dit Tanger. Quand j’étais enfant, je faisais des économies pour acheter ces livres, grâce aux anniversaires, fêtes et étrennes, comme l’aurait fait Scrooge… Tu sais qui était Ebenezer Scrooge ?
- Un marin ?
- Non. Un avare. Le chef du gentil Bob Cratchit.
- Connais pas.
- Aucune importance, poursuivit-elle. J’économisais sou à sou pour aller ensuite à la librairie et en ressortir avec un de ces albums-là dans les mains, retenant mon souffle, jouissant du contact du carton dur, des couleurs des superbes pages de couvertures… Et ensuite, seule, j’ouvrais les pages en respirant l’odeur du papier, de l’encre fraîche bien imprimée, avant de m’absorber dans la lecture. C’est ainsi que, un à un, j’ai réuni les vingt-trois… Depuis, beaucoup de temps a passé ; mais aujourd’hui encore, en ouvrant un Tintin, je peux sentir ce parfum que, depuis lors, j’ai associé à l’aventure et à la vie.
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