Les aventures de Tintin

Articles Tintin

Tintin, Tchange et Milou
Sources
René de Ceccatty, Le Monde, 8 mars 1996:
Une recension de Hergé de Pierre Assouline paru chez Plon en 1996.
Copyright
Illustration extraite du Lotus Bleu
© Hergé/Moulinsart 2009

Tintin au pays des hommes

Nom: Rémi. Prénom: Georges. Pseudonyme: Hergé. Des initiales mythiques que «renversent» Pierre Assouline pour découvrir le visage du créateur de l’intrépide reporter à la houppe blonde.

Tintin n’a, pour ainsi dire, aucun visage. Un rond, deux points, une houppe blonde: une sorte de page blanche sur laquelle peuvent s’inscrire les rêves de son créateur et de ses lecteurs. Cette sobriété de traits ne frustre pas la curiosité des admirateurs qui se satisfont de mille autres indices de réalisme. Plongé dans l’histoire la plus brûlante – de la guerre sino-japonaise aux tumultes sud-américains en passant par la fondation d’Israël et la par la conquête de l’espace -, le reporter qui n’a jamais écrit aucun article compense par le décor dans lequel il évolue, par les répères dont son auteur l’entoure, par ses amis, le vide relatif dont lui-même est habité. Ce vide est le réceptacle où les enfants prennent place: plus que des lecteurs, ils deviennent avant tous les jeux interactifs, les héros.
Il y a un mystère Tintin sur lequel, de Marguerite Duras à Gabriel Matzneff, les intellectuels se sont interrogés, tantôt en penchant du côté du canular, tantôt en frisant un ridicule contre lequel Hergé ne cessait de les mettre gentiment en garde, agacé d’être comparé à Balzac et à Proust. Il amait Stendhal et Miró, sans se prendre pour eux. Oscillant entre une modestie moqueuse et une espèce de mégalomanie de chef d’entreprise, Hergé, certes, ne minimisait pas ses créatures et avait une conception très rigoureuse du travail, mais il connaissait les limites de l’expression qu’il avait choisie, même s’il les avait fait considérablement reculer. Or curieusement, si Tintin n’a pas de visage, ses admirateurs en veulent un pour Hergé. Pierre Assouline le lui rend et rappelle, avec une remarquable précision, ce que le dessinateur doit à ses confrères, à ses modèles, mais aussi à certains évènements de sa vie personnelle. Un grand-père inconnu interdit toute famille à Tintin et une probable origine aristocratique expique le château de Moulinsart.
On ne s’étonnera pas que Pierre Assouline ait choisi ce sujet pour sa nouvelle biographie. Il s’intéresse aux hommes que leur fonction aurait dû laisser dans l’ombre et qui sont devenus des mythes: Gaston Gallimard ou Simenon. Le problème se présente de façon analogue pour Hergé: «Tout le monde a entendu parler de Mandrake, Superman, Spiderman ou Batman. Mais, hormis le cercle des fans et spécialistes, qui connaît le nom de leur inventeur ?» En cela, Hergé était unique.
Son nom, réduit à des initiales inversées, Hergé, né Georges Rémi le 22 mai 1907 et mort le 3 mars 1983, ne réclamait d’autre existence que celle d’un dessinateur qui avait instauré un authentique système esthétique, avec une structure répétitive, obsessionnelle et souvent onirique, et prenait au sérieux sa tâche d’éducateur. En s’adressant à des enfants, dans un journal belge belge d’obédience catholique qui leur était destiné et qui était dirigé par un prêtre tyrannique et « fascistisant » – selon la formule même d’Hergé -, il se soumettait à des contraintes idéologiques. On a déjà mis l’accent sur les travers de cet assujetissement: puritanisme, colonialisme, paternalisme, misogynie, quand ce n’est pas carrément antisémitisme. Pierre Assouline a décidé avec l’assentiment et l’assistance de la Fondation Hergé, qui lui a ouvert ses archives, de faire la lumière sur la période la plus contestée: la guerre, durant laquelle il avait continué à travailler. « Attitude d’accomodement qui marque aussi un premier pas dans la voie de la collaboration. » Hergé, en effet, ne craignit pas de « s’entremettre personnellement auprès des autorité d’occupation ». Dès la Libération, il sera la cible des vignettes satiriques racontant Les Aventures de Tintin et Milou au pays des nazis… Le dessinateur fut alors arrêté et provisoirement écarté de la presse.
Cette tache indélébile dans une vie où l’on aurait aimé reconnaître l’intransigeance, la générosité, la transparence prônées par le boy-scout dont est issu Tintin, nuira toujours à Hergé. Pierre Assouline, à son tour, raille toutefois « le lobby des tiers-mondistes » qui s’acharnera sur Hergé, tentant de l’empêcher, par exemple, de rééditer le moins politiquement correct de ses albums, Tintin au Congo.
Hergé avait beau se défendre, rappelant que ses histoires et ses personnages n’étaient guère plus que des caricatures et révélaient tout au plus le ridicule des Blancs dans leur représentation de l’Afrique, il ne convainquait pas ses détracteurs. Il lui aurait été difficile de nier le caractère délibérément politique des aventures de son jeune héros.
La question de l’antisémitisme restera, elle aussi, longtemps posée, comme le prouvent les longues querelles qu’entraîna la parution (en 1942!) de L’Etoile mystérieuse où le méchant a un nom a consonance juive. D’une certaine manière, Pierre Assouline aggrave le cas d’Hergé en citant des textes non signés, mais dont Hergé fut probablement l’auteur et qu’il avait publiés dans Le Petit Vingtième avant la guerre.
Les Dupondt en ChineMais cette biographie présente surtout l’intérêt d’apporter des éléments nouveaux sur les projets abandonnés et sur la genèse de certains albums. On rêvera sur une pièce dont Tintin était le protagoniste, Tintin aux Indes ou le Mystère du diamant bleu, « une curiosité des plus exotiques qui ne fut pas un grand moment de théatre », ou sur le synopsis d’un album fantôme qui aurait été, au fond, le Play Time d’Hergé: en 1976, le dessinateur imagine de réunir et d’immobiliser tous les amis de Tintin dans un aéroport ou des motivations diverses les font converger. Sorte d’Ange exterminateur, cette histoire montrait ce qu’Hergé pouvait avoir de commun avec les plus grands cinéastes, ce qu’il revendiquait volontiers. Si le nom de Hitchcock a souvent été prononcé à son propos et à juste titre, on peut parfois penser aussi à Bunuel ou à Jacques Tati. Tintin au Tibet, hymne à l’amitié et échappée hors du temps et de la modernité, et Les Bijoux de la Castafiore, voyage immobile qui a inspiré bien des gloses sur la communication, lui amèneront du reste des lecteurs adultes.
Comme Peter Pan, nous dit Pierre Assouline, Tintin ne veut pas grandir. Double de son inventeur, il devint parfois son ennemi (« Je ne suis plus amoureux de Tintin », se plaint-il après la sortie du moins bon de ses albums, Vol 714 pour Sydney) et causa plusieurs crises dépressives au point de bloquer son « père » des mois durant. De la vie au travail, les allées et venues furent nombreuses. Constamment culpabilisé, Hergé, parfois, ne savait plus ce qui, de son personnage, de ses obligations professionnelles (car le studio Hergé devenait une vraie usine, sans cependant atteindre aux proportions industrielles de Walt Disney) ou de son existence privée, le déterminait.
La découverte tardive de la passion avec celle qui deviendra sa deuxième femme, la valeur sans cesse clamée de l’amitié, le reconduisent à un état extraordinairement humain, déjà perceptible (les enfants ne s’y trompent pas) dans les délicieuses ambiguïtés de ses personnages.
Et c’est précisément son amitié pour un jeune artiste chinois qui va le plus profondément humaniser son œuvre et lui ajouter une dimension troublante: en introduisant sous son véritable nom Tchang (auquel dans Le Lotus bleu, il sauve une première fois la vie) et en le faisant réapparaître vingt-quatre ans plus tard (dans Tintin au Tibet, alors qu’ils s’étaient perdus de vue dans la vie réelle et dans les albums), Hergé réunit ce qu’il vit et ce qu’il conçoit. Puisque Tintin existe, pourquoi Tintin n’aurait-il pas le droit, comme Pinocchio, de devenir  vrai? Hergé, lui, grâce à son biographe, le devient, définitivement.